Poser une frontière nette et précise entre le son et la musique n'est pas aisé. D'un côté, il y aurait la partie physique, objective, le corps d'un art qui, plus que tout autre, échappe au matériel ; de l'autre, la « musique », partie sensible, émotionnelle, narrative, expressive ou spirituelle mais néanmoins constituée d’une succession de phénomènes sonores… Tout cela est vrai en partie mais pas entièrement convaincant.
La mise en perspective de la peinture pourrait représenter une aide décisive. Le mot « peinture » revêt deux sens distincts. Il s'agit d'une part, depuis la Renaissance, du fameux système de représentation attaché essentiellement à l'expression figurative, et ce jusqu'à la fin du XIXe siècle. D'autre part, la « peinture » est également matière, constituée d'huile, de pigments divers. Bien évidemment, l'émergence de la peinture/matière correspond à la naissance de l'art moderne qui s'affranchit de la référence au réel. L'invention de la photographie, au même moment, n'est pas étrangère à cette nouvelle condition. Les divers mouvements picturaux qui suivront feront le reste, à la faveur d'une « peinture pour la peinture » éprise de subjectivité, de matière, de couleur. Cette prise de conscience nouvelle définit d'une certaine manière la « modernité ». Il en est de même pour la musique mais de façon moins radicale. Après les géniales prophéties de Berlioz, l'émancipation de l'orchestre, la naissance du chef d'orchestre conduira la musique vers le machinisme sonore. Wagner, déjà « acousticien » à Bayreuth, puis Mahler, Strauss, Stravinsky et Debussy - ce dernier représentant un point d'équilibre miraculeux par la recherche d'une pâte sonore quasi alchimique au service de l'inspiration musicale la plus pure - exaltent l'orchestre-roi. Edgar Varèse, ensuite, et une grande partie de la musique contemporaine orienteront leur recherche vers le son pur, attesté clairement par le fameux Traité des objets musicaux de Pierre Schaeffer puis par les courants spectraux. Les techniques de reproduction sonore nées avec le XXe siècle concourent également à cette primauté du son sur la musique. Cependant les grands interprètes de la première moitié du XXe siècle, héritiers d'un romantisme tardif, servis qui plus est par une technologie assez sommaire - les 78 tours - semblaient encore très attachés à ce qui définit traditionnellement l'interprétation musicale. Les témoignages de Wanda Landowska ou de Wilhelm Furtwängler sont significatifs. Il n'est question que d'inflexions mélodiques, de nuances, de phrasés ou du « sens derrière les notes » ; de son, nullement. L'avènement de la haute-fidélité et de la stéréophonie déplacera les enjeux. Pour Herbert von Karajan, l'achèvement musical ultime se nomme davantage « idéal sonore ». Cette sonorité souple, irisée, lissée, parfois sublime, est alors hégémoniquement véhiculée grâce au sortilège du disque. À la même époque, Nikolaus Harnoncourt et Gustav Leonhardt, l'un et l'autre passionnés d’instruments anciens, redéfinissent les bases de l’interprétation baroque en s'appuyant en grande partie sur la recherche d'une nouvelle « sonorité ». La qualité des enregistrements Telefunken contribuera à cette révolution esthétique. Il est alors davantage question de dynamique, de l'acuité des attaques, des timbres, de couleur, de richesse harmonique. De plus, la stéréophonie et le 33 tours longue durée permettent enfin une spatialisation alors inconnue et l'enregistrement d'œuvres de vastes dimensions comme la Passion selon saint Matthieu. Ainsi, le renouveau baroque, éminemment recréateur, trouve lui aussi sa source dans cette extraordinaire mutation.
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