La rumeur courait depuis quelque temps, comme un scoop de magazine people, comme un secret mal gardé. "Tu es au courant ? Tu connais la nouvelle ? Pierrick Pedron change de crémerie, il paraît que son nouvel album vire au rock anglais. Pire : à la pop, avec guitare saturée, clavier électrique et tout le bazar." À en entendre certains, c'était comme si Martial Solal s'était mis au hip-hop. Ou comme si Claude Bolling décidait de faire un hommage à John Zorn. Virage à 200 degrés. Dans les mois qui ont précédé sa sortie, on en a entendu des vertes et des pas mûres au sujet du futur Omry. Avant le spectre brandi des Pink Floyd et consorts, il avait d'abord été question d'un disque de ballades sur fond de percussions cubaines ! Ce n'est pas tant le buzz autour de son nouveau projet - signe que la cote de l'intéressé a bien grimpé en flèche et que ses faits et gestes attisent maintenant une vraie curiosité - que le contenu des réactions des uns et des autres qui pose question. Un mélange d'excitation et de méfiance. Marrant, pour une famille musicale qui prône - comme des versets de sa Bible - l'ouverture d'esprit et la liberté de pensée, cette phobie du cross over et ce dogmatisme, cette défiance prématurée, et ces remous exagérés - y compris de la part des éminences du jazz le plus ouvert - autour d'un virage qui, on va le voir, n'en est pas vraiment un. Et quand bien même il y aurait virage ? Le jazz se serait-il autant fermé sur lui-même qu'il suspecte l'un de ses artisans au moindre de ses écarts esthétiques, l'obligeant à se justifier avant même de fouler la scène ? Aurait-il la mémoire si courte, n'aurait-il pas tiré les leçons du passé ?
"Il n'y a pas eu d'étape intermédiaire, c'est vrai, entre "Deep in a Dream", en quartet, autour des standards, et celui-ci, plus électrique, à la veine rock, sur des compositions. C'est un peu brutal comme raccourci, je le reconnais. Je vois déjà d'ici la tête d'une partie du public qui vient m'écouter en club, notamment les fans de bebop. Je les entends déjà dire : mais quelle mouche l'a piqué ? Pourtant Omry n'est pas un disque de rupture, ni une métamorphose, bien au contraire. J'aimerais qu'ils le comprennent. Il s'inscrit parfaitement dans la continuité de qui je suis."
Qui est Pierrick Pedron au fond ? Selon Jacques Denis, juste "un quadragénaire à l'écoute du monde, qui féconde naturellement la diversité esthétique qui l'habite". En clair : au chapitre des influences, c'est le grand déballage. Jeu des sept familles. Enfant du musette et des fest-noz, il est aussi un enfant du jazz et du rock. Des bals du dimanche à l'alto, en Bretagne, avec l'Avenir d'Armor (l'orchestre familial) aux sessions ''binouze'' et guitare électrique dans un garage, en passant par les bancs de l'école du CIM à Paris, jusqu'aux Nuits Blanches de la Rue des Lombards. C'est tout cela Pierrick Pedron. La pluralité d'un gamin né en 1969. Bowie qui rencontre Bird, qui rencontre P-Funk, David Gilmour, Yes, The Cure, David Sanborn, David Binney, etc. C'est aussi l'Orient, celui de sa femme Meriem, d'origine algérienne, celui d'Oum Kalsoum, la "quatrième pyramide" dont on entend la voix samplée pendant un court passage dans le disque. Référence presque subliminale. Omry signifie "ma vie", déclinaison d'une des chansons de la diva égyptienne, Emta Omry (Tu es ma vie), dont il dé- tourne ici à la fois le titre et la mélodie, celle qui flotte sur quatre de ses morceaux, récurrente, entêtante, tel un fil conducteur. Difficile de comprendre la petite "mécanique à Pierrick" sans parler de ses potes, de sa tribu. Son fan-club. "Parce qu'il est attachant, généreux, sincère, parce que c'est un mec bourré de talent, Pierrick a cette faculté de fédérer autour de lui des forces de travail très constructives, multiples. Faire participer son entourage proche à son évolution personnelle, en confrontant les idées et conseils de chacun, sans froisser personne, et sans arrière-pensée, c'est fort. Et cela a particulièrement marché pour ce tout dernier album." Sébastien Vidal, le monsieur jazz de TSF sait de quoi il parle. Dans Omry, plus que dans n'importe laquelle de ses productions, la garde rapprochée du Breton s'est surpassée. Foutu jeu d'équilibre et travail d'équipe, en confiance, entre Vidal au brainstorming, qui a donné l'impulsion électrique, Vincent Artaud l'ami de toujours (aux côtés de qui il s'était déjà fait remarquer à La Défense en 1996) à la contrebasse et à la postproduction, mais aussi Laurent Coq au piano et aux arrangements, Éric Legnini à la prise de son (un dispositif sur mesure imaginé au studio Ferber à Paris) et aux incrustations sonores avec des re-recording d'orgue et de Fender Rhodes... Mais aussi Fabrice Moreau et Franck Agulhon, les deux drummers, mano a mano, enrôlés l'un à côté de l'autre parce qu'il ne voulait pas avoir à choisir entre eux. L'arrivée d'un guitariste rock dans cette galaxie - le Belge Chris de Pauw, une trouvaille d'Artaud, au jeu aérien et millimétré - complète le tableau et donne toute sa dimension à cette superproduction aux allures de choc des cultures. Tous ces personnages, amis, famille ou héros, habitent sa musique, qu'il le veuille ou non. Qu'est-ce qui fait courir Pierrick ? Les mélodies. D'où qu'elles viennent. Il en est dingue, il les respecte plus que tout. Elles sont le poumon de sa musique et de ses compositions. Classical Faces déjà, le premier album chez Nocturne, ne manquait pas de clins d'œil à la pop, tant dans les arrangements que dans le choix des mélodies. Son premier morceau, Pink, n'était-il pas un hommage non dissimulé au groupe de Roger Waters ? Et les huit premières mesures de sa version de Change Partners, dans l'album qui a suivi ? Un emprunt à un morceau des Floyd.
Le jeu de la surprise
Avec le succès de "Deep in a Dream" - 6000 exemplaires vendus en France, mais surtout un carton médiatique et scénique, 150 concerts un peu partout -, le jeune leader est bien passé un cran au- dessus. Dans la première division du jazz hexagonal. Avec ce disque de standards gravé à New York en compagnie d'une rythmique historique, point d'orgue d'années et d'années passées à se peaufiner un son dans les clubs de la capitale, il a cristallisé sur lui, sur ce jeu d'alto véloce et goulu, tous les espoirs et les frustrations des amoureux du bop. Difficile de leur jeter la pierre. "Pour Pierrick, le bop et les standards sont davantage une source qu'un destin. [...] Son disque est la promesse d'un artiste animé de mille désirs." Frank Bergerot avait vu juste dans le portrait qu'il lui avait consacré en septembre 2006 dans Jazzman.
Trois ans après, les nouveaux désirs se sont concrétisés. Pas forcément là où on l'attendait. Tant mieux. À la limite, il aurait pu se contenter de reprendre à sa sauce une poignée de gros hits pop-rock, comme on fait souvent dans le jazz actuel. Mais non. Surtout pas. Trop évident, trop confortable. Il lui a fallu justement se faire violence et écrire, exprimer ce qui était enfoui en lui, aller au bout de ses choix et de ses envies. Quitte à prendre tout le monde à rebrousse-poil, quitte à douter en sautant dans le vide, presque sans parachute. Mais avec le soutien d'un groupe d'amis soudés comme jamais, qui parlent d'une même voix, trépignant comme des mômes, en attendant les premiers gigs. C'est pour cela que Omry est réussi et qu'il touche, évitant les fautes de goût, les fusions indigestes. Il parle de ce qu'il connaît. Il y est question de sincérité, de "jusqu'au-boutisme", de sens. Pas d'''ego trip", pas un album de saxophoniste. Entre néo-bop, rock psyché, arabesques et ballades atmosphériques, les dix titres racontent une même histoire (collective), ils sont faits du même bois. Côté pile : une tension, une énergie palpables, des passages sombres, minimalistes et dark empruntés au meilleur du rock british. Côté face : une tendresse folle, une douceur, la sienne, un souffle lyrique et flamboyant, celui de son sax Selmer. Celui du jazz. Yann Martin, son producteur pour le label Plus Loin (ex-Nocturne) ne cache pas son admiration. "Pierrick a fait un énorme boulot, et c'est une belle surprise. Ses compositions lui ressemblent : mélodieuses, nostalgiques, parfois romantiques, d'une grande sensibilité. C'est un disque de jeune papa (son fils Osman, n'a pas encore deux ans), pétri de tendresse et de nostalgie, bourré d'optimisme. Un beau disque de jazz pop, bien pensé, inspiré, qui évite les clichés, et dans lequel il tire le meilleur des deux genres."
Au rêve de gosse d'enregistrer dans la Mecque du jazz à New York, entouré de vieux cadors du chabada, a succédé un désir d'adolescent : celui de l'album pop, dans son cocon, avec une pochette bien énigmatique, où son nom de famille diminué du prénom est collé au nom du disque (Pedron Omry), avec un clip vidéo, des images créées pour l'occasion et des jeux de lumière sur scène. Pas de quoi en faire une histoire. Le lauréat 2006 du prix Django-Reinhardt assume et ne renie rien. "On ne fait pas des disques pour plaire à ses potes ni forcément à ceux qui aiment sa musique à un moment donné. Le bop, les clubs, c'est ma famille de cœur. Je continuerai toujours à les fréquenter. C'est d'ailleurs pour cela que j'ai tenu à faire la sortie officielle de l'album au Sunset à Paris. Mais sur ce disque-là, j'avais besoin d'exprimer autre chose, de ne pas m'enfermer, donc de prendre des risques. On verra si ça plait ou pas, mais au moins j'aurais la satisfaction d'être allé au bout de mon trip. Faire de la musique, c'est déjà prendre des risques. Et puis, d'un disque à l'autre, le lien, c'est mon sax, non ? N'est-ce pas le même bonhomme qui joue ? Je n'ai pas envie de me justifier sur le fait que ce soit du jazz ou pas. Chacun a sa propre définition, date et étiquette. Ce n'est pas mon problème. Un siècle après, on peut quand même être capable d'en offrir une vision plus globale et associer cette musique à d'autres styles. Je ne suis pas le premier et encore moins le dernier. Toute l'histoire du jazz est ainsi composée."
au micro : Jonathan Duclos-Arkilovitch
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